samedi 2 janvier 2010

Le Passant du bout du monde



Elles sont une quarantaine de soeurs surgies des grès tertiaires, qui se protègent de l'érosion océanique, des raz-de-marée et des éruptions volcaniques.

Un jour j'ai voulu revoir la maison où je suis né, au bord de la mer, mais elle avait été emportée par le temps et la dernier colère du Pacifique, lorsque la quasi-totalité de l'archipel de la mer intérieure de Chiloé s'était retrouvée un mètre au-dessous du niveau des eaux. Ce fut l'une des conséquences du tremblement de terre et du raz-de-marée de 1960.

Arrivé au seuil des quatre-vingt-dix ans, un homme qui veut se souvenir de son enfance doit prendre garde à ne pas trahir la réalité de ce qu'elle fut. J'ai vu des enfants de trois ans faire et dire des choses que je n'ai rencontrées que chez de grands artistes ou des poètes. Qui recueille ces oeuvres d'art? Personne, bien sûr, pas même la mémoire de ces enfants.

N'est-il pas grotesque qu'un vieil homme tente de se souvenir de l'enfant qu'il a été?

Essayons donc de descendre de ce rocher abrupt. Je suis né sur la côte orientale de la Grande Ile de Chiloé qui protège, de sa base granitique détachée de la cordillère côtière, les petites îles éparpillées entre le canal de Chacao et les bouches du Guafo.
La vie de cette région est rythmée par le flux et le reflux océaniques qui obéissent aux cornes de la lune — et peut-être à celles qui se cachent au delà des astres —, et par les pluies semées par la rose des vents.
Il pleut là-bas de mille manières : rafales mugissantes tombées d'un ciel noir, intarissables sanglots célestes transperçant le coeur des vivants qui entrent en communication avec leurs morts reposant dans des cimetières de coquillages, larmes d'animaux aquatiques ou mythologiques tapis au fond des eaux, violentes giclées pareilles à celles des holothuries enfouies sous le sable, ou coups de poings des tempêtes qui s'abattent du ciel. «Le Diable se chamaille avec sa femme», entend-on dans la pénombre des foyers paysans. «Ils compissent le ciel et la terre» réplique le dernier vieux rescapé du dernier naufrage.
Les grands alerces conservent dans leur sève la pulsation de trois millénaires de sanglots. Le mañiú acoustique les reproduit dans ses charpentes et les muermos en fleur dans la suprême intelligence du miel des abeilles.Parfois, le déluge se déchaîne pendant quarante jours et quarante nuits. On ne sait plus d'où viennent les pleurs. Ciel et terre se retrouvent mêlés aux poissons, aux oiseaux, aux créatures aquatiques, aux cuchivilus de la boue, aux traucos de la forêt, aux camahuetos des ravins, aux veuves volantes, aux millalobos, aux sorciers et démons hérissés d'oreilles et de queues.
Ainsi venons-nous au monde, nous les Chilotes, et ainsi mourons-nous, enfermés dans notre scaphandre cosmique, guidés par les lumières et les ombres du ciel et des abîmes. Un mauvais jour ou une nuit funeste, les grandes vagues d'un raz-de-marée s'engouffrent dans les gueules de l'océan et nous emportent pour nous laisser, tel un astronaute, perché sur les branches d'un coihué.
C'est ce qui arriva à un pêcheur d'huîtres d'Ancud lors du tremblement de terre de 1960. Retrouvé vivant, il reprit la mer. Il est difficile de pénétrer dans les cavernes de l'esprit d'un enfant chilote. Celui d'un vieil homme est plus facile à comprendre. Des enfants, poètes ignorés, on sait bien peu de choses; on les pousse à prendre telle voie plutôt que telle autre, si bien qu'ils choisissent rarement leur destin. Ils jouent avec le premier bout de bois qu'ils trouvent à la dérive, lui ajoutent un mât, un gouvernail et le remettent à l'eau, prêt à appareiller au moindre souffle de brise. Ainsi suis-je parti dans la vie.


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En sept chapitres — le premier, de loin le plus développé, consacré à l'enfance dans l'île sauvage de Chiloé —, sont évoqués quelques-uns des aspects majeurs d'une existence qui aura été surtout vécue à contre-courant de la loi commune.
C'est d'abord la vie d'un gamin inquiet, soumis à la férule d'une mère intraitable qui gouverne la maisonnée de main de maître, en l'absence du père, chasseur de baleines et capitaine de remorqueur rarement là, et qui meurt quand le petit Francisco a tout juste neuf ans en prononçant ces trois mots magiques : « Reprenons la mer. » Une vie placée très tôt sous le signe d'une âpreté qui ne se discute pas, qui gardera toujours la force des hautes évidences. Puis la fuite vers le Grand Sud, où l'adolescent partage plusieurs années durant l'existence, libre et plutôt brutale, des gardiens de troupeaux. Puis l'engagement politique aux côtés des socialistes révolutionnaires. Puis le départ en mer pour une carrière qui tourne court. Puis la bohème à Santiago, fraternellement partagée avec Pablo Neruda, l'ami de toujours, qui l'encourage à écrire (Le Dernier mousse et Cap Horn paraissent coup sur coup, en 1940 et 1941). Puis la grande expédition dans l'Antarctique : ce sera LE voyage de sa vie — qui alimentera nombre de ses livres, source documentaire et onirique jamais tarie. Puis d'autres voyages encore — en Inde, en Russie, en Mongolie, en Chine —, souvent pour rejoindre d'autres écrivains à la table d'un congrès dont il n'aura pas grand-chose à dire… car l'homme ne l'intéresse vraiment que dans sa confrontation avec les climats extrêmes. Puis l'exil intérieur avec la chute de l'ami Allende et la triste dictature des généraux. Enfin ces autres voyages qui accompagnent dans les tout derniers temps la découverte — tardive — de son oeuvre à travers le monde, et qui le conduisent tout spécialement en France (l'un de ses fils habite Gap), et en particulier à Saint-Malo, dernier port d'attache. Avant de reprendre la mer…
En relisant ces quelques lignes, on s'aperçoit qu'on a essayé de mettre en ordre un livre qui n'en demandait pas tant, un livre aussi rebelle que la tignasse de son auteur. Coloane, proustien sans s'en douter, se fatigue vite de la chronologie, fait silence sur ce qui l'ennuie (et risque d'ennuyer son lecteur), préfère se laisser guider par un souvenir repêché, une image entêtante, une odeur perdue et miraculeusement sauvée des eaux de l'oubli. C'est la musique du coeur, avec ses battements insistants, qui rythme le récit et l'organise — si l'on peut dire. Car toujours chez Coloane la logique du discours est tenue de céder le pas à l'émotion, maîtresse capricieuse mais ambassadrice des plus hautes surprises. Mais le plus étrange ici (pas si étrange, après tout, aux yeux de qui aura lu ses autres livres entre les lignes) est peut-être le climat intime qui baigne ces confessions tout ensemble violentes et pudiques. Rien de triomphant en effet dans ce récit, où le candidat à toutes les bourlingues, le fort en gueule, le vieux dessalé nous livre qu'une angoisse n'a jamais cessé de le tenir (dans tous les sens qu'on voudra bien donner à ce mot) : celle qui déjà, aux premières saisons de la vie, faisait ruer dans les brancards le gamin Panchito, bizarrement tourmenté par l'insatisfaction d'être là, et qui au fond jamais n'acceptera d'être arraché à la terre promise de l'enfance. Cette amertume que l'on n'attend pas, et qui fait virer sournoisement au sombre tous les grands récits de Coloane, est donc une fois de plus au rendez-vous. C'est elle qui donne à son oeuvre ce goût si âcre, et qu'on n'oublie pas. Le subtil distillateur sait de quoi il retourne : c'est à elle qu'on reconnaît les grands alcools, ceux qui tirent leur force même des injures du temps.
Coloane nous réservait une sacrée surprise : un ultime « roman » qui n'est rien de moins que le récit de sa vie, menée de bout en bout à contre-courant de toute prudence. Un appel à tous les vents du large — qui sortira en mai, quelques jours avant que le film Tierra del Fuego ne soit présenté à Cannes.