samedi 2 janvier 2010

Le Sillage de la baleine, par Francisco COLOANE


Nous sommes dans la fiction, dans une fiction résolument romanesque même, mais comme toujours chez Coloane à la lisière de l'autobiographie. Dans la première partie du récit (« L'Île ») le jeune Pedro Nauto, à peine sorti de l'enfance, découvre d'un coup la violence du métier de vivre : la mort (celle de sa mère, dont on retrouve le corps flottant parmi les algues), la brutale mais chaude amitié des hommes qu'il côtoie dans les bouges de Puerto Montt — tricheurs professionnels, mauvais garçons en quête d'oubli, marins perdus —, l'amour enfin, en la personne de la mystèrieuse Rosalia…
Ce premier volet du roman qui évoque les travaux et les jours de la grande île australe de Chiloé, où Coloane comme son héros a vu le jour, a la force et l'évidence des anciens films de Flaherty (on songe à L'Homme d'Aran) : une brassée d'images sidérantes, qui fouettent le regard, le violentent même, mais qui ne se laisseront pas facilement oublier. Pedro est un bâtard, qui souffre de n'avoir pas connu son père. Recueilli d'abord par un grand-père cupide, il sait très tôt qu'il devra tailler sa route tout seul. Il quitte les siens, accepte un peu tous les métiers, se frotte à quelques rêves trop grands pour lui, et finit par embarquer à bord du Léviathan, un baleinier qui fait route vers l'Antarctique, commandé par le capitaine Julio Albarran, vieux loup de mer au bout du rouleau.
S'ouvre alors la seconde partie du récit (« Baleine droit devant ! »), âpre odyssée où Coloane, qui partagea en ses jeunes années la vie des derniers chasseurs de cétacés, rend compte d'une épopée qui n'est plus, avec ses orgies de sang, son cortège halluciné de privations et de souffrances physiques, sa familiarité avec tous les dangers, ses bordées sauvages dans les ports du bout du monde. Cette fois, c'est le personnage de l'étrange capitaine qui domine la scène, figure d'un père de songe — qui pourrait bien être le vrai, tant la réalité la mieux tangible, chez Coloane, s'associe naturellement avec le mythe, avec le rêve. On vogue sur une mer bien réelle, on se heurte durement aux rochers de granit, aux paquets de mer glacés, aux assauts inouïs du vent.
On touche du doigt toutes les rugosités du vaste corps de Dame Nature. Mais tout se passe comme si la vie, dans l'immédiateté obligée de la sensation, se devait malgré tout d'être vécue comme une légende ; comme si le réel n'était jamais que le petit nom de la chimère qui veille en nous. Du coup, le naufrage final, attendu — espéré ? —, sera vécu à la fois comme une agression terriblement physique et comme une sorte de rituel, prélude à une délivrance. «Naufrage » : fin mot de toute histoire — ce que Coloane n'a jamais cessé de nous rappeler.
L'on voudra bien se souvenir aussi que l'auteur, fils d'un capitaine baleinier disparu quand lui-même avait neuf ans, a mis dans cette narration exemplaire non seulement ses obsessions d'homme du Grand Sud, sujet extrême d'une humanité extrême, mais l'expérience de toute une vie vouée au bel excès. Le résultat est une sorte de roman total, ébouriffé, violent et généreux (comme il se dit de certains alcools qui vous brûlent le corps et l'âme).
Un roman aussi peu « civilisé » qu'il se peut, ennemi de la mesure et de la précaution, mais ouvert comme aucun autre sur le vaste mystère du monde. Rappelons-nous ce que disait Neruda : « Pour embrasser Coloane, il faut ouvrir des bras longs comme des rivières ».
Le Sillage de la Baleine passe pour le Moby Dick de Coloane : une sorte de roman total où il a conjugué tous ses rêves d'homme du Grand Sud et son expérience de « travailleur de la mer » à bord des derniers baleiniers. Pour nombre de critiques, le chef-d'oeuvre du grand écrivain chilien.