mercredi 30 décembre 2009

Terre de Feu

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Des mercenaires de Julio Popper en faisant feu. Dans le sol ont observé le cadavre d'un selk'nam. Photo du livre Le Génocide des Ona dans Wikipédia.

La défaite talonnait ces trois cavaliers qui traversaient au grand trot la plaine du Páramo. L'ultime fusillade contre les forces de Julio Popper avait eu lieu sur les rives du rio Beta, et les ennemis de l'opulent chercheur d'or, une soixantaine d'aventuriers de toutes nationalités, s'étaient dispersés, vaincus et décimés.Certains s'enfuirent vers les lacets de la cordillère Carmen Sylva, ainsi baptisée par Popper lui-même en l'honneur de sa reine roumaine. D'autres s'évanouirent dans les vastes herbages de China Creek et quelques-uns gagnèrent les forêts du rio Mac Lelan, refuge des voleurs de bétail et des derniers Indiens Ona.Seuls Novak, Schaeffer et Spiro suivirent la côte sud de la Terre de Feu, dans l'espoir de se cacher derrière le sombre piton rocheux du cap San Martín. Ils disposaient encore de quelques balles pour leurs carabines et d'une cartouchière complète de calibre 9 mm pour leur unique colt à canon long.Ces maigres munitions, avec lesquelles ils n'auraient pu affronter une fusillade prolongée, étaient leur dernier espoir. Dans leur coeur de fugitifs, comme dans le vide angoissant de la steppe fuégienne, tout n'était que déroute, fatigue, accablement.
—Tu as du sang sur le pantalon… dit Novak d'une voix étrangement affectueuse, en désignant du doigt la jambe droite de Schaeffer.
—Oui, je sais, répondit froidement Schaeffer levant ses yeux bleus vers le ciel lourd, comme un oiseau qui étire le cou avant de prendre son envol.
—Une balle? interrogea Spiro.
—Non, une merde de guanaco ! proféra Schaeffer avec rage.
—Il vaudrait mieux regarder, dit Novak ralentissant le trot de son cheval.
—Regarder quoi?
—La blessure, répliqua l'ex-sergent allemand, retrouvant le ton de l'officier qui se préoccupe de l'état de sa troupe.
—Ce n'est rien, continuons! lança Schaeffer en éperonnant sa monture.
Cosme Spiro lui jeta un regard méfiant et éperonna lui aussi son cheval pour prendre la tête du trio.Le vieux Schaeffer leva de nouveau la tête vers le ciel. Plus que les élancements de la blessure, c'était l'hémorragie qui le tourmentait; chaque fois qu'il appuyait le pied sur l'étrier pour suivre le rythme du trot, il sentait une onde liquide sourdre de sa blessure et se répandre en une angoissante tiédeur le long de sa jambe jusqu'à sa botte qui peu à peu s'imprégnait de sang.De la main droite posée sur sa vieille carabine allemande à canon scié, il pesait sur le pommeau de la selle pour tenter d'alléger la pression de son pied sur l'étrier; mais c'était inutile, l'onde tiède continuait de s'écouler avec une épuisante régularité, se répandant insidieusement sur la peau et s'infiltrant dans la botte. Alors, tel un oiseau blessé, Schaeffer tendait le cou, non pour implorer le ciel, mais pour lancer un chapelet de malédictions à la face de Dieu qui l'avait entraîné dans cette pitoyable aventure.
—Qu'est-ce qui m'a pris de me battre contre Popper! murmura le vieux entre ses dents, alors qu'il me traitait comme un compatriote, moi qui ne suis qu'un misérable Hongrois échoué sur ces côtes. De temps en temps, tel le flux tiède et sournois du sang, surgissaient dans son esprit des souvenirs fugaces de ses aventures auprès du riche chercheur d'or du Páramo. C'est ainsi; la douleur et l'approche de la mort font défiler les images de la vie. Il se souvint de sa première rencontre, dans un bar de Punta Arenas, avec cet officier ivre qu'il avait pris pour un lieutenant de l'armée austro-hongroise… Il s'appelait Novak… et chevauchait maintenant à ses côtés, accablé par le poids de la défaite! Popper l'avait nommé commandant de sa garde personnelle, à laquelle il avait imposé l'uniforme militaire austro-hongrois, ainsi qu'à sa police du Páramo, dont les armes et l'allure martiale faisaient régner l'ordre parmi les travailleurs et les indigènes.
Novak avait payé les boissons avec une étrange pièce de monnaie que le patron du bar posa sur une balance à or avant de l'accepter. Elle pesait exactement cinq grammes, frappée côté pile d'un grand 5 barré du mot grammes et bordée de l'inscription «Lavoirs d'or du Sud»; côté face : «Julio Popper —Terre de Feu— 1889». Schaeffer s'étonna de cette curieuse pièce, lui qui se retrouvait les poches vides dans ce port de Punta Arenas où il était arrivé après avoir vainement traîné sur les côtes du Détroit de Magellan, à la recherche de gisements aurifères dont il ne restait plus, quand il les atteignait, que des trous abandonnés. Ce jour-là, il parla avec Novak et fut séduit par la renommée du riche Roumain qui se faisait appeler «Roi du Páramo». Encouragé par le chef de la garde, il décida de s'enrôler— avec la secrète intention, comme tous ceux que fascinait l'éclat de l'or, de devenir aussi riche que son nouveau maître. A bord du lougre Maria Lopez ils fendirent les eaux du Détroit, longeant la côte Atlantique de la Terre de Feu, et accostèrent au Páramo, gigantesque brise-lames qui s'avance d'une douzaine de kilomètres dans l'océan, protégeant de son bras de pierre la vaste baie de San Sebastián, où le niveau de la mer monte et descend de plus de dix mètres, découvrant des kilomètres de plages argileuses bordées de dunes et de maquis qui donnent naissance aux immenses étendues herbeuses de la plaine fuégienne.Cette région est connue sous le nom d'El Páramo et c'est là que Julio Popper, le premier Blanc ayant traversé l'île du Détroit de Magellan jusqu'à l'océan Atlantique, avait découvert des gisements d'or en poudre, paillettes et pépites. Rapidement, la rigole, le pic et le tamis s'avérèrent de bien pauvres auxiliaires pour l'ambition de l'heureux chercheur d'or. Observant la différence considérable de niveaux provoquée par les marées, il trouva le moyen d'utiliser cette énergie. Il fit creuser des tunnels, sept mètres sous le niveau de la marée haute, dans lesquels il installa un mécanisme en bois de son invention; lorsque la mer montait, l'eau restait prisonnière des tunnels fermés par de solides écluses, et quand elle descendait, il contrôlait son écoulement de manière à laver toute la matière aurifère que des dizaines de travailleurs avaient entre-temps déversée.Le rendement de ces mécanismes fut tellement prodigieux que Popper les baptisa «Moissonneuses d'or». La récolte, en effet, s'élevait à presque une demi-tonne d'or par an et, grâce à ce taureau cosmique attelé au joug de l'intelligence humaine, Julio Popper pouvait se vanter d'être le premier homme qui ait «labouré et moissonné dans la mer».

Tierra del fuego (libretto), par Francisco COLOANE
Première édition : 24 janvier 2003
Traduit de l'espagnol par François Gaudry
Genre : nouvelles
192 p.
10 €
ISBN : 2859408746